Tebboune à propos de la crise avec la France : « Le dialogue politique est quasiment interrompu »

0
Tebboune à propos de la crise avec la France : "Le dialogue politique est quasiment interrompu"
Google Actualites 24H Algerie


Le président Abdelmadjid Tebboune a accordé une interview au quotidien français L’Opinion, publiable ce lundi 3 février 2025. L’interview paraît au moment où les relations entre l’Algérie et la France traversent une crise qualifiée de grave par les observateurs. Une crise qui s’est aggravée, fin juillet 2024, avec la décision de Paris de considérer « le plan d’autonomie marocain » comme une solution au conflit au Sahara Occidental. L’Algérie soutient le référendum d’autodétermination au Sahara Occidental, « une question de décolonisation ».
« Nous avons parlé avec le président Macron plus de 2 heures 30 en marge du sommet du G7 à Bari, le 13 juin dernier (2024). Il venait de perdre les élections européennes et avait annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale. Il pensait — de bonne foi — qu’il pouvait compter sur les voix des Français originaires du Maroc et de l’Algérie pour, à l’issue du scrutin législatif, former une alliance centriste lui permettant de poursuivre sa politique. Il m’a alors annoncé qu’il allait faire un geste pour reconnaître la « marocanité » du Sahara occidental, ce que nous savions déjà. Je l’ai alors prévenu : « Vous faites une grave erreur ! Vous n’allez rien gagner et vous allez nous perdre. Et vous oubliez que vous êtes un membre permanent du Conseil de sécurité, donc protecteur de la légalité internationale, alors que le Sahara occidental est un dossier de décolonisation pour l’ONU qui n’a toujours pas été réglé », a expliqué le président Abdelmadjid Tebboune dans l’interview à l’Opinion, réalisée par Pascal Airault.
Le journaliste a posé la question au chef de l’Etat sur la métaphore du « cheveu de Muʿawiya » maintenu dans la relation actuelle avec la France. Abdelmadjid Tebboune a précisé que Muʿawiya Ier était le fondateur du puissant empire des Omeyyades et son premier calife au VIIe siècle.
« C’était un dirigeant très intelligent, prêt à faire beaucoup pour ne pas arriver à la rupture. C’est mon état d’esprit pour ne pas tomber dans une séparation qui deviendrait irréparable. Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le Président Macron. Nous avions beaucoup d’espoirs de dépasser le contentieux mémoriel. C’est pour cela que nous avons créé, à mon initiative, une commission mixte pour écrire cette histoire qui nous fait encore mal. Et pour dépolitiser ce dossier. J’ai même reçu deux fois l’historien Benjamin Stora. Il a toute mon estime et réalise un travail sérieux avec ses collègues français et algériens sur la base des différentes archives bien que j’aie déploré que l’on n’aille pas assez au fonds des choses », a-t-il déclaré.
Et d’ajouter : « Nous avions aussi établi une feuille de route ambitieuse après la visite en août 2022 de mon homologue français, suivie de celle Elisabeth Borne, alors Première ministre, une femme compétente connaissant ses dossiers. Mais, plus rien n’avance si ce n’est les relations commerciales. Le dialogue politique est quasiment interrompu. Il y a des déclarations hostiles tous les jours de politiques français comme celles du député de Nice, Eric Ciotti, qui qualifie l’Algérie d’« Etat voyou » ou du petit jeune du Rassemblement national [Jordan Bardella] qui parle de « régime hostile et provocateur ». Et ces personnes aspirent un jour à diriger la France… Personnellement, je distingue la majorité des Français de la minorité de ses forces rétrogrades et je n’insulterai jamais votre pays ».


« Les responsables du RN ne connaissent que l’utilisation de la force »


Tebboune s’est interrogé sur la signification de « rente mémorielle » souvent utilisée par la classe politique française à l’égard de l’Algérie.
« Honorer ses ancêtres, laisser en paix les âmes de nos martyrs… Jusqu’à aujourd’hui, la France commémore encore ses soldats et résistants tombés dans la guerre contre l’Allemagne, ses cinéastes font des films. Il y a encore des contentieux non déclarés avec Berlin bien qu’il n’y ait eu que quatre ans d’occupation et encore, pas sur tout le territoire. Et vous voudriez nous interdire d’effectuer notre propre travail de mémoire ? Ce qui s’est passé chez nous est unique en Afrique. C’est le seul cas de colonisation de peuplement où l’on a amené des Européens par bateau sur un sol étranger pour en faire une terre française, découpée par ordre numérique dans la suite chronologique des départements français. Nos résistants ont été massacrés par centaine de milliers. Cette colonisation fut bien plus sanglante que la conquête des pays d’Afrique subsaharienne et la période des protectorats en Tunisie et au Maroc », a-t-il soutenu.
Le chef de l’Etat a réagi aussi aux récentes déclarations de Marine Le Pen, présidente du groupe parlementaire du Rassemblement national (RN, extrême-droite), disant « qu’il faut faire avec l’Algérie ce que Trump a fait avec la Colombie » (réadmission des migrants en situation irrégulière ou hausse des taxes). La fille de Jean-Marie Le Pen a appelé aussi à utiliser ce qu’elle a appelé « les mesures de rétorsion » contre l’Algérie : « plus d’octroi de visas, gel des transferts financiers »,…
« Ce sont des « analphabétises ». Les responsables du RN ne connaissent que l’utilisation de la force. Il y a encore dans l’ADN de ce parti des restes de l’OAS pour laquelle il fallait tout régler par la grenade et les attentats. Et comparaison n’est pas raison : les relations entre les Etats-Unis et la Colombie n’ont rien à voir avec les nôtres. Les Américains n’ont pas colonisé l’Amérique latine. Et Donald Trump cherche à régler une question migratoire. Moi, je m’interroge sur la manière dont Madame Le Pen va s’y prendre si elle parvient au pouvoir : veut-elle une nouvelle rafle du Vel d’Hiv et parquer tous les Algériens avant de les déporter ? L’Algérie est la troisième économie et la deuxième puissance militaire africaine. Nous sommes conciliants, nous allons doucement, nous sommes prêts à dialoguer mais le recours à la force est un non-sens absolu », a répondu Tebboune.
Le journaliste français a alors posé une question : « L’administration Trump veut expulser 306 Algériens établis illégalement aux Etats-Unis. Allez-vous les accepter ? ». Réponse du chef de l’Etat : « Nous allons le faire parce que cette demande est légale. Le président américain n’a pas d’arrière-pensée liée à l’immigration algérienne aux Etats-Unis alors que le programme du RN, depuis feu Jean-Marie Le Pen, s’attaque systématiquement à l’islam et à l’immigration, avec comme bouc émissaire l’Algérie ».


« Nous avons accordé 1 800 laissez-passer consulaires l’année dernière »


Tebboune a estimé que les déclarations en France, dont celles de l’eurodéputée Reconquête Sarah Knafo (extrême droite) sur la suppression de « l’aide au développement française à l’Algérie » relève « d’une profonde méconnaissance de l’Algérie ».
« C’est de l’ordre de 20 à 30 millions par an. Le budget de l’Etat algérien est de 130 milliards de dollars et nous n’avons pas de dette extérieure. Nous finançons chaque année 6 000 bourses africaines pour venir étudier chez nous, une route de plus d’un milliard de dollars entre notre pays et la Mauritanie et venons d’effacer 1,4 milliard de dette à douze pays africains. Nous n’avons pas besoin de cet argent qui sert avant tout les intérêts d’influence extérieure de la France », a-t-il précisé.
Le chef de l’Etat est revenu sur ce qui est appelé l’affaire des « influenceurs algériens » en France, dont Doualemn » accusés d’avoir tenu des propos violents.
« Je ne veux pas imposer à la France des Algériens en situation irrégulière. Nous avons d’ailleurs accordé 1 800 laissez-passer consulaires l’année dernière. Mais il faut respecter les procédures légales. Bruno Retailleau, [le ministre de l’Intérieur], a parlé de l’Algérie comme d’un « pays qui cherche à humilier la France » : il a voulu faire un coup politique en forçant son expulsion. Il vient d’être retoqué par la justice française qui n’a pas justifié l’urgence absolue de sa mesure d’expulsion. Gérald Darmanin, son prédécesseur à ce poste, avait aussi débuté son ministère en cherchant à nous forcer la main, puis il est venu à Alger et, in fine, nous avons trouvé le bon modus operandi », a-t-il souligné.
Et de poursuivre : « Nous aimerions aussi que la France accède à nos demandes d’extradition comme l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne. Or, curieusement, nous constatons que Paris donne la nationalité ou le droit d’asile à des personnalités qui ont commis des crimes économiques ou qui se livrent à de la subversion sur le territoire français. Certains, d’après nos informations, ont même été recrutés par vos services comme informateurs ».

« Beaucoup de clandestins se font passer pour des Algériens »


Le président Tebboune a relevé que chaque ministre de l’intérieur en France avance un chiffre sur les demandes annuelles de laissez-passer consulaire (permettant la réadmission de ressortissants algériens objet d’Obligation de quitter le territoire français, OQTF). Le journaliste de l’Opinion a parlé de « 10 000 demandes ».
« Beaucoup de clandestins se font passer pour des Algériens. Ils déchirent leurs papiers en arrivant en France. Il y a peu d’entrées illégales, la plupart de mes compatriotes arrivent en France avec des visas pour étudier ou exercer comme médecins, avocats ou ingénieurs, sans que cela pose de problème aux autorités », a-t-il noté.
Concernant la demande de l’extrême droite et la droite françaises de dénoncer les Accords de 1968 sur la résidence et l’emploi d’algériens en France, Tebboune a apporté ces précisions : « Pour moi, c’est une question de principe. Je ne peux pas marcher avec toutes les lubies. Pourquoi annuler ce texte qui a été révisé en 1985, 1994 et 2001 ? Ces accords étaient historiquement favorables à la France qui avait besoin de main-d’œuvre. Depuis 1986, les Algériens ont besoin de visas, ce qui annule de fait la libre circulation des personnes telle qu’elle est prévue dans les accords d’Evian. Ils sont donc soumis au règlement de l’espace Schengen. Certains politiciens prennent le prétexte de la remise en cause des accords pour s’attaquer à ces accords d’Evian qui ont régi nos relations à la fin de la guerre. Ces accords de 1968 sont une coquille vide qui permet le ralliement de tous les extrémistes comme du temps de Pierre Poujade ».
Tebboune a répondu aussi à une question sur la détention de l’écrivain algérien Boualem Sansal (depuis novembre 2024) après des déclarations remettant en cause les frontières historiques de l’Algérie, faite à un média français d’extrême-droite.


« Sansal est un problème pour ceux qui l’ont crée »


« Boualem Sansal n’est pas un problème algérien. C’est un problème pour ceux qui l’ont créé. Jusqu’à présent, il n’a pas livré tous ses secrets. C’est une affaire scabreuse visant à mobiliser contre l’Algérie. Boualem Sansal est allé dîner chez Xavier Driencourt, l’ancien ambassadeur de France à Alger, juste avant son départ à Alger. Ce dernier est lui-même proche de Bruno Retailleau qu’il devait revoir à son retour. D’autres cas de binationaux n’ont pas soulevé autant de solidarité. Et enfin, Sansal n’est français que depuis cinq mois… Boualem Sansal est d’abord algérien depuis soixante-quatorze ans. Il a eu un poste de direction au ministère de l’Industrie. C’est un retraité algérien. Le Parlement européen a adopté une résolution pour sa libération. Mais les parlements panafricain, arabe et islamique se sont montrés solidaires avec l’Algérie », a-t-il indiqué.
Et d’ajouter : « Il est sous mandat de dépôt. C’est la loi algérienne. Il a eu un check-up complet à l’hôpital, il est pris en charge par des médecins et sera jugé dans le temps judiciaire imparti. Il peut téléphoner régulièrement à sa femme et à sa fille ».
Le journaliste a posé une question de savoir si le chef de l’Etat allait « prendre des mesures de grâce à titre humanitaire » pour le cas Sansal. Réponse : « Je ne peux présager de rien ».

« Pour moi, la République française, c’est d’abord son président »


Le président Tebboune est revenu sur les relations actuelles avec la France à une question sur la volonté du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot de venir en Algérie. « L’étendue de toutes ces polémiques n’exigent-elles pas pour les deux pays de se reparler rapidement ? », se demandait le journaliste.
« Je suis totalement d’accord avec vous. Encore faut-il que le président français, les intellectuels, les partisans de la relation puissent faire entendre leurs voix », a répondu le chef de l’Etat.
Et au journaliste de reprendre : « Voulez-vous dire par là que vous êtes disposé à reprendre le dialogue à condition qu’il y ait des déclarations politiques, disons… « fortes » ? ». Réponse de Tebboune : « Tout à fait. Ce n’est pas à moi de les faire. Pour moi, la République française, c’est d’abord son président. Il y a des intellectuels et des hommes politiques que nous respectons en France comme Jean-Pierre Chevènement, Jean-Pierre Raffarin, Ségolène Royal et Dominique de Villepin, qui a bonne presse dans tout le monde arabe, parce qu’il représente une certaine France qui avait son poids. Il faut aussi qu’ils puissent s’exprimer. Et ne pas laisser ceux qui se disent journalistes leur couper la parole et les humilier, particulièrement dans les médias de Vincent Bolloré dont la mission quotidienne est de détruire l’image de l’Algérie. Nous n’avons aucun problème avec les autres médias, qu’ils soient du secteur public ou privé ».

Article précédentRemaniement ministériel : Tebboune limoge les ministres des Finances et de l’Industrie pharmaceutique
Article suivantTebboune : « nous avons pris la résolution de ne plus envoyer nos malades en France »

Laisser un commentaire