Un texte inédit de Ali El Kenz: Le futur antérieur de notre présent (*)

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Ali El Kenz, une réflexion où l’empathie est aussi haute que l’intelligence - Ph Suzanne Elfarra
Google Actualites 24H Algerie

Ce texte inédit passionnant et émouvant de Ali El Kenz, qui vient de nous quitter, ne se résume pas, il doit être lu totalement, y compris dans les notes de bas de page. Il y est question de la vie et de la mort, des vivants et des morts, de la crise des cimetières révélatrice de la crise profonde d’une Algérie passée, sans rien régler par “une étrange et terrible guerre civile qui a ravagé le pays, ses valeurs, ses normes, son organisation symbolique”. Un texte où l’empathie est aussi haute que l’intelligence.

Je dois cette réflexion à notre grand aède El Bar Aâmor et sa qâcida, « Ras Eb nadam Kelemini ». Aux souvenirs de ma mère qui la fredonnait dans ma petite enfance.

Cela s’est passé tellement vite ! 

Il y a à peine quelques  décennies, fin des années soixante j’étais nommé professeur de philosophie dans un lycée d’Alger, et, projetant de me marier, je cherchais alors un logement. Il y en avait beaucoup de libres, ces  fameux « biens vacants » abandonnés par les « Pieds Noirs »  en 1962. Mais il fallait beaucoup de piston –déjà – et connaître des responsables, de n’importe quoi : de la wilaya, des ministères, des hommes d’influence…Et je n’en connaissais pas, ou alors des petits.

Quarante années plus tard, après deux mariages, trois enfants, un exil plus long que prévu, me voilà encore une fois, à la recherche d’une autre demeure, mais celle-la définitive, dans mon pays natal. Soit pour aller vite, un cimetière. Et, depuis quelques temps, quarante années après avoir couru après un logement, à chacun de mes courts séjours actuels dans le pays, je me retrouvai, inconsciemment, à la recherche du lieu espéré. 

Bien sûr, mes préférences allaient à Skikda, plus précisément au cimetière « d’El Qôbia », non loin de « Dar Benhouria » au Faubourg de l’Espérance où je suis né. La grande rue qui traversait le quartier aboutissait, en cul de sac, au cimetière ; elle était, dans mon enfance, le passage  obligé de tous les cortèges funèbres qui l’empruntaient, à pied bien sur, car les voitures appartenant au « indigènes » que nous étions se comptaient sur le bout des doigts. Mais cela rendait les cortèges plus humains, le dernier voyage, plus émouvant, plus « convivial » si j’ose dire.

Devant, le « na’ach (cercueil), porté par quatre bénévoles sur leurs épaules et relayés tout au long du parcours par d’autres bénévoles ; derrière, les parents et amis rejoints progressivement par qui le voulait. Porter le cercueil ou tout simplement le suivre était considérée comme une « hassana », une bonne action. Mais soyons réalistes, la longueur du cortège était aussi  fonction de la notoriété du défunt, de sa richesse ; dans la vie, l’humain se mesure à sa position dans la société (1). Ici,  elle se mesure à la longueur du cortège ; quelques mètres pour les plus pauvres, vite ramenés, vite enterrés ; beaucoup plus, jusqu’à former une foule, pour les plus puissants. La distinction de « genre » jouait aussi et déjà petit, je me demandais pourquoi il  y avait toujours moins de monde pour accompagner les femmes à leur dernière demeure.

Avec mes camarades  du quartier, nous faisions comme les grands, assistions même à la prière de l’absent,  à la mise en terre et jetant comme eux dans la fosse déjà prête, une motte de terre, quelques feuilles d’arbre en guise d’adieu. Notre curiosité morbide, toujours renouvelée, se partageait avec un sentiment d’effroi, qui augmentait le soir venu. Les après midi passés au cimetière, alimentaient ainsi nos récits et nos peurs de la nuit ; on racontait que certains, les nouveaux ensevelis,  avaient été vus, plusieurs nuits durant, se promenant lentement  autour du cimetière, ou  que des gémissements  avaient été  entendus autour des tombes encore fraîches. Et chacun de nous allait de son explication, toujours tremblotante de peur.

De la crise du logement à celle des cimetières!

Ma mère a été enterrée dans ce cimetière,  et j’avais toujours pensé y finir ma vie terrestre.  Je le connaissais parfaitement et j’avais même choisi, naïf  que je suis,  le lieu où je désirais  y reposer : pas trop éloigné de sa tombe, juste à côté du mur le séparant de la cité des vivants. Mais voilà, pas de chance ! El Qobia a été fermé pour cause de« surpopulation ».  

J’étais entré dans la vie active avec la crise du logement, j’en sortais, quarante après, avec celle des cimetières.  C’est vrai qu’un autre a été ouvert à Zef Zef, mais je n’ai jamais aimé cette zone de la ville, une ancienne décharge publique pullulant encore du vol et des cris perçants des oiseaux nécrophages,  et ne voulait surtout pas y passer l’éternité. Le cimetière de Zef Zef ressemble tellement aux nouveaux quartiers, anonymes, froids, « sans âme » si j’ose dire. C’est étrange comme les nouveaux cimetières calquent les nouvelles agglomérations urbaines, ici des parkings pour les vivants, là des parkings pour les morts. 

J’étais désemparé par la nouvelle de la fermeture d’El Qôbia et demandais à mon frère, resté dans notre ville natale, « si…il n’y avait pas moyen de… », il répondit désabusé :   « il y a quelques uns, parmi les « notoriétés » de la ville,  qui ont été autorisé à enterrer un des leurs, mais il faut être puissant pour avoir ce privilège ».

Le cycle des crises n’est donc pas fini ? Dans ma jeunesse c’était le logement, aujourd’hui c’est une tombe et demain que serait-ce. Mais c’est vrai qu’après la tombe, il n’y a plus de demain. J’avais raté son commencement, j’allais en rater la fin. Quelle triste parcours !

Alors, pour apaiser, en le rationalisant,  mon dépit, je me mis à m’inventer des raisons : c’est vrai qu’à Skikda, mes enfants viendront moins souvent visiter ma tombe, Alger est plus accessible ; alors va pour Alger. Mais là aussi, tous les cimetières étaient saturés, surtout les plus beaux à mon goût, situés sur un colline, ouverts sur la mer, couverts de petits arbres … De mauvaise grâce, j’envisageais alors la solution extrême : pourquoi me casser la tête à chercher une solution qui n’existe ni à Skikda, ni à Alger, ni partout ailleurs en Algérie, car partout ailleurs se posait le même problème ; autant finir ici, en France. Évitées les tracasseries du transport du corps et pour les enfants, ce serait plus simple pour les visites ; quant aux endroits agréables, il n’en manque pas, Dieu merci ! (2)

Des luttes âpres, brutales.. car les appétits sont voraces

Quel drôle ou plutôt sinistre pays  est donc devenu l’Algérie! Mal vivre, à la rigueur, j’aurais compris : on dit bien « la lutte pour la vie », « la lutte des classes »,  et ici,  ces luttes sont âpres, brutales, sans merci, parce que  les appétits sont voraces et les règles pour les contenir fragiles.  Mais  « la lutte pour la mort », – juste un petit carré de terre pour y reposer -, à son tour emportée par la même dynamique sociale  et ses désordres! Et si les anciennes coutumes ne suffisent plus, pourquoi pas une loi, même capitaliste pour la réguler, ou, mieux un registre des vivants qui donnerait « la préférence aux locaux ». Et me voilà en train de pester, d’imaginer des solutions à cette crise qui clôt toutes les autres dans l’indifférence générale. Et celle là se mesure à l’entretien des cimetières, ou plutôt à leur abandon  par « les Zôtorités locales » et, c’est encore plus navrant, par les habitants eux-mêmes. Ah ! Ces « Pieds Noirs » qui n’ont toujours pas compris que  leurs morts, leurs cimetières,  ne sont pas plus « discriminés » que les nôtres! Que nous sommes tous logés à la même enseigne, c’est à dire au même abandon ! 

Abou El A’ la El Maâri avait écrit quelque part, je le cite de mémoire : respectes le sol sur lequel tu marches, la poussière que tu as sur tes pieds contient la chair de tes ancêtres. L’illustre poète savait de quoi il parlait, lui qui avait écrit « Rissalat El Ghofran », nous transportant au-delà du monde des vivants pour moquer avec ironie la construction imaginaire du monde des morts par ceux qui devraient un jour ou l’autre le rejoindre.

Critiqué, stigmatisé par les puritains, ces gardiens de l’ordre religieux qui  lui reprochaient d’affaiblir les croyances nécessaires selon eux, à la soumission par « la peur »  à cet ordre, c’est vers lui que je me suis tourné pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui. Car l’abandon des morts par les vivants, des cimetières par les « Autorités » et les simples gens, n’est pas redevable d’une explication positiviste du type, « mauvaise organisation » ou « crise du foncier urbain » ou encore, comme le pensent les « scientifiques », forte mortalité etc. Il nous faut aller beaucoup plus loin, à la fois descendre au plus profond de notre substrat anthropologique et remonter au plus haut de notre civilisation pour comprendre cette nonchalance toute récente à l’endroit  de nos morts.

L’abandon des morts par les vivants

C’est vrai que de partout dans le monde dit moderne, les morts sont devenus « encombrants » ; ils occupent trop de place dans les villes ou juste à leurs périphéries, quand  le prix du foncier augmente et la spéculation immobilière monte en flèche. Dans beaucoup de pays, le prix d’achat d’une tombe ou son loyer, ne peuvent échapper à la règle. De même pour les cortèges et cérémonies funèbres, qui doivent être discrets, courts et rapides pour ne pas déranger la circulation des vivants, ou la tranquillité des voisins.

Partout on rationalise ce qui relevait du sacré : avec la crémation on diminue le volume du disparu et donc le coût de sa préservation, ailleurs on  a droit à une vraie tombe, mais pour quelques années  seulement avant d’être relogé dans une fosse commune etc. Un ami, professeur  à la retraite d’une université de New York a décidé « d’émigrer » pour cette dernière partie de sa vie à Rabat : ici, m’a-t-il dit, je vois de mon balcon, le cimetière où je finirais  et personne ne me délogeras parce que la loi l’interdit. Quand Je le taquinai en lui disant qu’un jour viendra où cette loi changera avec « la capitalisation du sacré », il répondait, flegmatique, peut-être, mais je ne serais plus là.

En réalité, en abordant cette question de la crise des cimetières, la comparant bêtement à celle du logement, j’avais ouvert une véritable « boîte de Pandore ». Je comparais l’incomparable, le « sacré au profane »,  ce qui  n’est pas « utile »  mais a une valeur symbolique inestimable comparé aux objets que nous consommons (outils, aliments, médicaments etc.) y compris le logement que nous devons payer pour rembourser leurs coûts. Alors dans la balance de l’un et de l’autre, un cimetière, une tombe, la mort en bref,  relèvent bien évidemment de ce qui n’a pas de prix mais a une valeur inestimable.

Elle procure à notre existence de vivants, une dimension  bien plus vaste que le temps d’une vie humaine, celle que les scientifiques peuvent calculer (espérance et moyenne de vie etc.), améliorer (médecine, biotechnologie etc.) mais ne peuvent lui donner un sens, une raison d’être. La crise du logement relevait du premier ordre, le profane, les prix, la marchandise et les luttes sociales qu’elle suscitait, celle des cimetières se situait ailleurs, dans l’ordre du sacré qui me renvoyait  au sens même de l’existence humaine.

La crise des cimetières révélatrice de celle de l’Algérie

Et  j’en arrivais progressivement à cette absurde mais raisonnable conclusion (3) : c’est la mort qui donne sens à notre vie singulière, l’inscrit dans le temps long de notre histoire commune (ce que les sociologues appellent le lien social), et lui permet cette mémoire collective qui la relie aux générations passées (ce que les anthropologues appellent  une communauté, une nation, une civilisation) (4). La relation à nos morts est un des fondements de notre existence sociale et historique, et la crise des cimetières est révélatrice de celle, plus profonde, que traverse aujourd’hui l’Algérie.

Et aujourd’hui, Les cimetières, les morts, leurs tombes sont abandonnés à eux-mêmes ; mais le phénomène est récent, il date de quelques décennies. Bien sur, il s’agit des morts « normaux » comme on dit ici ; pour les autres, peu nombreux, «  les héros », on remarque  à l’inverse, un intérêt exagéré, amplifié souvent par les médias, qui tranche avec l’oubli et l’abandon de la multitude des autres. Silence pour la majorité, controverses bruyantes pour les autres marquent ainsi notre relation contradictoire à ceux qui nous ont précédé. C’est que tous n’ont pas disparu de la même manière.

Les uns sont « définitivement » morts, oubliés, sortis du temps présent en entrant dans l’éternité, les autres continuent de parler aux vivants, comme s’ils étaient encore dans l’entre deux,  des « go-between » disparus  et présents à la fois, générant encore des messages, des significations que les vivants s’empressent d’absorber pour mieux comprendre – croient-ils –  les problèmes que leur posent une actualité qu’ils ne peuvent maîtriser. Ces « émissaires » d’outre tombe se retrouvent ainsi, à l’inverse de l’immense majorité des « oubliés », sur –  sollicités par les vivants comme témoins à charge ou à décharge de la légitimité de leurs pensées, de leurs désirs, de leurs actions.  Et ces témoins sont devenus  chers et chéris : on va les chercher très loin, dans l’antiquité lointaine, source de tous les fantasmes et/ou  dans le temps tout proche, de la période coloniale à la guerre de libération, pour les faire parler (n’est-ce pas ce qu’on appelle le « tribunal de l’histoire ») et leur faire avouer ce qu’on voudrait qu’ils disent (5).

Comme les hydrocarbures, le passé est devenu une rente

Dans le cas des héros « proches » on peut remarquer d’ailleurs le très fort intérêt qui est porté à la question des « archives », envisagées souvent comme « les preuves » tant attendues pour « démasquer » les uns et « glorifier » les autres, opérer des nouveaux classements en « es héroïsme », si j’ose dire, qui légitiment et donc donnent plus de crédit aux postures du moment actuel. Mais cette quête généalogique, naïvement accrochée à « la révélation » des archives est le symptôme, au sens freudien, du rapport des vivants vis-à-vis des morts : à « la dette » qu’ils leurs doivent, ils en attendent, exigent même un crédit à fructifier. Comme les hydrocarbures aujourd’hui, le passé est devenu « une rente ».Et, comme c’est souvent le cas en Algérie, «ces convocations «  se font bien évidemment dans le désordre : « les juges » sont souvent des historiens amateurs, des linguistes d’occasion, des imams de pacotille.  

L’abandon silencieux des morts « normaux  » à leur sort, couplé à celui inverse et prolixe  des « héros »,  m’a paru être comme un reflet des vivants vis-à-vis d’eux mêmes, comme individus et  comme société.  Mais, au-delà des raisons avancées par les uns et les autres, techniques ici, organisationnelles là, se trouvent d’autres plus profondes que j’avance avec précaution.

D’un côté des conflits et controverses parfois dramatiques, autour des vrais et faux martyrs dans les petits villages ou dans les régions (maquisards authentiques contre usurpateurs), dans le mouvement national (PPA, UDMA, ULEMAS, MTLD etc.) (6) comme dans les allégeances religieuses (orthodoxe et confrérique, salafiste et « jazaara etc.)» ; de l’autre l’abandon des simples dans leurs cimetières. Pour les premiers,  « les carrés des martyrs » sont maintenant protégés,  mais pour les autres, les simples défunts, j’ai vu des cimetières entiers abandonnés aux herbes sauvages et, « modernité » oblige, parsemés de sacs et de bouteilles en plastique, j’ai vu aussi des tombes affaissés et surtout des tombes saccagés par des mains humaines.

Les mains humaines ont été armées par les nouveaux courants du néo-wahhabisme en provenance d’Arabie que ses idéologues, puisant dans les œuvres d’Ibn Hanbal (7) mais surtout de Mohammed Ibn Abd El Wahhab, contenus jusqu’à une date récente dans les limites de Péninsule Arabique, ont pu diffuser plus largement depuis. Grâce notamment au surcroît d’influence  de ce pays dans cette région depuis les guerres d’Afghanistan et d’Irak, mais aussi l’irruption des nouveaux médias (tv, internet etc.) qui ont littéralement enveloppé tous les pays musulmans. En Algérie, les militants de ce courant ont ciblé particulièrement les cimetières, considérant que l’entretien des tombes relevait de l’idolâtrie et donc était “shirk” .

Certains sont allés jusqu’à s’en prendre aux cimetières des martyrs de la guerre d’Indépendance considérant que leur combat pour « la terre » Algérie  et non « pour l’Islam »ne méritait pas le titre de « jihad »  et donc aussi celui de « chahid ». D’autres s’en prennent aux tombes des simples gens et détruisent les tombaux qui marquent leur identité de vivant. L’auteur de ces lignes a eu souffrir personnellement d’actions de ce genre au sein de sa propre famille ; quant à ceux qui les ont commises, ils sont tellement sûrs d’être dans « le droit chemin » qu’ils s’étonnent qu’on puisse les leur reprocher. Mais partout, le soupçon de l’idolâtrie fait son petit chemin dans les consciences et imprime à ces actes millénaires de l’entretien des tombes le sentiment trouble d’un acte répréhensible, « makrouh » si ce n’est « haram »

L’étrange et terrible guerre civile qui a ravagé le pays, ses valeurs, ses normes….

Cette stigmatisation « religieuse » de l’entretien des tombes et des cimetières, coutume ancestrale de la société algérienne (8) qui a résisté avec opiniâtreté au puritanisme des docteurs de la foi,  a été ensuite,  fortement  exacerbée par l’étrange et terrible guerre civile qui a ravagé le pays, ses valeurs, ses normes, son organisation symbolique. Les tueries collectives et individuelles, utilisant, mais cette fois-ci sur une grande échelle, les anciennes techniques de l’égorgement, de l’éventration et les nouvelles comme les bombes ou les punitions expéditives ont largement contribué à ravaler la vie humaine à son niveau animal, à « bestialiser »  la personne humaine.

La vie sociale a repris depuis, mais les consciences collective et individuelles, éthiques et religieuses  ont été fortement ébranlées par les valeurs du néo- wahhabisme et sa désacralisation de la mort auxquelles se sont ajoutées celles de la guerre civile et sa désacralisation de la vie humaine. (9)

Aujourd’hui, la guerre civile s’est éteinte comme guerre mais les conditions qui en sont à l’origine sont toujours là. La paix, même relative, est revenue mais ses conséquences sur les consciences et les comportements sont toujours là. Ils ont été aggravés par une économie de rente qui a entraîné les plus faibles à une sous-humanité, et les plus puissants à une autre forme de sous humanité se renvoyant en miroir les images, ici de la haine, là du mépris,  tandis  que l’accès  sauvage à la rente s’est substitué à celui guerrier au pouvoir, et le droit de s’enrichir par n’importe quel moyen à celui de tuer  sans preuves. Comme les personnages de Borges, Les individus et les groupes s’agitent dans l’instant et fuient dans la rapine, grande et petite  ou la fuite des capitaux ou de soi-même, mais toujours vers un ailleurs et un demain incertain  qu’ils ne peuvent construire dans la durée.

La crise des cimetières n’est que l’image transposée de celle des vivants.  Les morts ont été abandonnés  mais par des vivants  s’agitant dans le « fluide » sans bornes de Borges,  celles du passé de leurs ancêtres qu’ils ne visitent plus, ou mal, comme celles de leur horizon qu’ils n’imaginent plus.

Et le recours  aux « Héros » de l’histoire, lointaine ou proche, loin de servir à donner du sens à l’existence en la reliant, par un passé commun à un avenir partagé, « a minima »,  aiguise au contraire les différences et les affiliations  culturelles et religieuses que les appétits rentiers alimentent sans  discontinuer.  Les morts silencieux qu’on abandonne aux herbes mortes comme les héros qu’on convoque sans cesse pour témoigner d’un présent incertain,  n’ont donc pas fini de nous hanter, comme quand j’étais petit. Mais le silence de la multitude des simples comme le bavardage entretenu autour de la minorité des héros n’est que l’écho, transposé dans la cité des morts, des conflits qui agitent la cité des vivants.

Notes –

  • – 1 – Je crois savoir qu’un impôt particulier, « ez zaouala »,  avait  été levé au Caire par un imam hanafite (au 10° siècle ?) pour indemniser ceux qui acceptaient de suivre les cortèges funèbres des défunts sans famille. Quelle belle leçon d’humanisme qui peut pousser la solidarité jusqu’au delà de la vie !
  • – 2- Avec mes quelques amis algériens de Nantes, lors de nos petites rencontres après le marché du dimanche, nous discutions parfois de cette question et je compris que je n’étais pas le seul à songer à cette ultime solution. J’ajoute que j’ai été ulcéré lorsqu’un de mes meilleurs amis, ancien maquisard  s’était fait enterrer aux USA où il avait vécu avec ses enfants : il s’est trouvé des voix « patriotes » de la dernière heure à lui reprocher cette décision. Pauvres gens qui s’arrogent le droit de juger jusqu’à cette ultime intimité de la personne ! Mohamed Arkoun a subi, post mortem, le même reproche quand par testament, il avait demandé à être enterré au Maroc.
  • – 3- Toute l’œuvre de Jorge Luis Borges est marquée par une tension permanente (réflexive et poétique)  entre le temps et l’éternité, le présent, le passé et l’avenir. Dans une de ces nouvelles, il met en scène quelques personnages qui ont enfin obtenu ce dont la majorité rêve, devenir éternels. Mais les voilà alors plongés dans un fluide qui n’est plus le temps avec ses limites, hier et demain, le passé et l’avenir.  Leur « immortalité » les a privés de leur humanité, la vie et ses angoisses, ses peurs et ses joies. Ils ne sont « rien », un néant.
  • – 4 –  Certains anthropologues datent la naissance de l’hominisation avec l’apparition des premières tombes qui fixaient d’une certaine manière, les groupes humains,  alors très mobiles, à un lieu collectif, celui des tombes de leurs ancêtres. C’était le début de la géographie humaine.
  • – 5- Les Grecs Anciens, que je persiste à considérer, bien plus que les Romains dont on parle tant, comme  partie de notre héritage intellectuel, ont été plus sages. Ils avaient distingués les Dieux et Demi-Dieux des Héros. Les premiers (dieux et demi dieux) étaient immortels ou presque, les seconds mortels et comme tels partageaient avec le commun des gens leurs grandeurs et leurs petitesses, leurs qualités et leurs défauts. Dans le cas qui nous intéresse ici, l’Algérie, les héros ont été élevés au statut des Dieux ou demi-Dieux, et on s’est interdit par-là même, d’accepter qu’ils se comportent comme des humains qui peuvent être fourbes, cruels et jaloux, commettre des erreurs ou craindre de mourir.  Observer ce qui fait leur humanité est alors devenu comme un crime de « lèse héros », un sacrilège. Ce faisant, il a été fait exactement  d’eux, ce qui a été réalisé, bien avant, par tous les « héritiers » et leurs scribes des systèmes religieux, des « intouchables » donc, que l’on glorifie, auxquels on croit mais qu’on n’a plus le droit d’observer et analyser comme objets de savoirs profanes.  Ils ont été « consacrés » et  le sacré » peut aller jusqu’à l’interdiction de les représenter par l’image, comme c’est le cas des « salaf » au sens religieux du terme, mais l’échelle des « interdits » est variable selon les situations. Car « les consacreurs », sont tous, peu ou prou des croyants, les laïques comme les religieux,  des « salafistes »  donc. Et, dans la structure instable de la mémoire collective du passé, tout proche ou très  lointain,  où chaque groupe tente d’imposer aux autres ses propres « salaf», de les « consacrer »  comme ceux de toute la nation j’ai perçu tout l’anxiété d’une conscience collective, mais cette fois ci d’un présent et surtout d’un avenir incertains. Les appels réitérés et controversés « aux véritables héros » sont ici un SOS  que les vivants adressent aux morts.
  • Pour l’anecdote, j’ai été invité  en 2004 par une université algérienne pour un colloque sur le cinquantième anniversaire du 1° Novembre. La salle était pleine d’étudiants mais aussi d’anciens moudjahidine dans cette région qui avait connu des batailles célèbres. Parmi eux, des « héros » respectés par tous.  Pendant que je parlais en insistant sur leur simple humanité, comme par exemple ce qu’ils ont été pendant leur enfance et adolescence, ce qu’ils ont aimé ou détesté (musiques, sports,  et autres), bref de leur vie d’avant le maquis ; j’avoue que je craignais de les décevoir en « descendant » à ce niveau aussi prosaïque de leur existence, eux qui avaient été habitués aux grandes envolées  des rhéteurs habituels. A la fin de la séance, un vieil homme qu’on me présentât comme un illustre chef de cette wilaya me prit dans ses bras et m’embrassa chaleureusement. Il me dit quelques mots qui résonnent encore dans mon esprit :  je te remercie, tu m’as donnés, en me les rappelant, les souvenirs de ma vie d’humain, qui n’intéresse plus personne, même pas mes enfants. Merci !  
  • – 6- Voir par exemple les exemples autour du récent voyage de la fille de Messali Hadj à Tlemcen, ou encore des récits autour de la mort du Colonel Amirouche. Le destin post mortem,  étonnant et dramatique de ces deux figures marquantes du mouvement de libération est pleinement révélateur des angoisses du présent que le vivants continuent de déplacer sur les morts. Avec Le premier et ses représentations si fluctuantes selon les conjonctures, balançant entre le héros de la nation et le traître à sa guerre de libération,  quand la dépouille du second et ses voyages mystérieux n’ont pas fini de susciter les plus vives controverses et tous les autres héros classés ou déclassés selon les faveurs des rapports de force du moment, à l’échelle du pays  tout entier comme d’une région, d’une ville. Et voilà Bouakouir chassé de l’avenue qui porte  son nom par Krim Belkacem, et Ferhat Abbas qui hérite « tardivement » d’un aérodrome ou tel autre à l’échelle d’une ville qui hérite d’un collège, d’un lycée ou mieux d’une université, d’une avenue, d’une place publique et même d’un quartier. Il faudrait impliquer tout un groupe de chercheurs pour suivre ces fluctuations, les analyser et tenter d’en comprendre les significations  en allant, au-delà de l’intérêt historien affiché, jusqu’aux enjeux non explicites du présent. Dans « les âmes mortes », Gogol a montré avec humour comment on peut tirer un bénéfice symbolique  (culturel ou politique) ou matériel d’un ancêtre glorieux  mais nos héritiers locaux n’ont pas eu besoin de lire Gogol pour le faire.
  • – 7- Le wahhabisme n’est lui-même qu’une nième version de l’œuvre d’Ibn Hanbal, fondateur de la quatrième grande école de fiq’h de l’Islam sunnite. La lecture littérale des textes sacrés avait amené l’Imam Ibn Hanbal à rejeter comme impie toute forme d’adulation ou de culte  autre que celle qui doit être vouée à Dieu. L’Islam, religion du Tawhid, interdisait ces pratiques, notamment celles réservées aux défunts. Certains de ses adeptes sont allés jusqu’à proscrire les visites à Médine de la tombe du Prophète Mohammed, considérant cette pratique comme une déviance « anthropomorphe »  pouvant affaiblir le culte exclusif  à Dieu. 
  • – 8-  Hanbalisme, Wahhabisme et néo wahhabisme ont toujours lutté avec acharnement contre la dévotion des vivants vis-à-vis  de leurs morts et donc aussi la construction des tombes, ne sont pas étrangères à l’Islam en Algérie. Déjà, le fondateur le l’Empire Almohade, Ibn Toumert avait poursuivi de sa vindicte ceux qui s’adonnaient à ces pratiques dés son retour du Moyen Orient et son arrivée intempestive à Bougie et la destruction de toute forme d’idolâtrie, les statues comme les tombes. Voir à ce sujet, l’ouvrage que lui a consacré l’historien Rachid Bourouiba, publié par la SNED dans les années soixante-dix. Il faut pourtant noter, que ce rigorisme a toujours rencontré au Maghreb, une forte résistance populaire que les « Zaouaya » et autres confréries religieuses ont opposé au puritanisme des hanbalite aujourd’hui néowahhabien
  • – 9 – En lisant les rubriques des journaux, on découvre chaque jour le sort qui est réservé aux grands malades dans les hôpitaux, ceux qui sont pauvres bien sur ; ils sont encore vivants pourtant mais sont traités comme des « déjà morts ».

(*) Les intertitres sont de la rédaction


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