Le séminaire sur « Le théâtre et les formes de spectacles populaires en Algérie à travers les écrits des voyageurs arabes et européens » s’est achevé à Djelfa avec un appel pour la création d’un centre de documentation sur la forja populaire.
Ce séminaire, qui s’est déroulé du 22 au 26 mai 2023, a été organisé par Théâtre régional Ahmed Benbouzid de Djelfa (TRD) avec en collaboration avec l’Institut Supérieur des Métiers des Arts du Spectacle et de l’Audiovisuel de Bordj El Kiffan à Alger (ISMAS) et l’Arab Theatre Institute qui est basé aux Emirats arabes unis, avec le parrainage du ministère de la Culture et des Arts et le soutien de la wilaya de Djelfa.
Le professeur Abdelhamid Allaoui, président du séminaire, a lu les recommandations élaborées à la fin du séminaire. « Nous appelons à la création d’un centre national de documentation et d’information sur la forja artistique qui sera mis sous la tutelle de l’ISMAS avec la collaboration du Théâtre régional de Djelfa. Le TRD a été l’initiateur de ce projet. Ce centre sera ouvert à toutes les institutions souhaitant collaborer pour enrichir la documentation sur ces formes d’expressions théâtrales », a-t-il indiqué. Et d’ajouter : « il faut veiller à rassembler et conserver tous les travaux qui se sont inspirés de l’héritage de la forja (spectacle populaire) ».
Un appel a été également lancé pour utiliser les documents du séminaire organisé à Djelfa (le premier du genre) comme « une plateforme de référence pour d’éventuelles recherches sur la forja populaire ».
« Nous suggérons aussi l’élaboration d’un Manifeste de la forja populaire à partir du séminaire d’El Djelfa, pour la création de laboratoires et d’unités de recherche à l’université afin d’étudier les différentes formes de la forja populaire en Algérie et pour la création d’un prix de la forja artistique pour valoriser toutes les expériences et tous les travaux relatifs à ces formes d’expression en collaboration avec l’Arab Theatre Institute et le Fonds de soutien à la création relevant du ministère de la Culture et des Arts », a déclaré Abdelhamid Allaoui.
De l’Agora grecque à la Rahba de Jijel
Fayçal Lahmar, enseignant de critique littéraire à l’université de Jijel, écrivain et poète, est revenu, lors d’une intervention, sur la Rahba est un espace où se célébrait les fêtes présent au Maghreb. « C’était également un lieu de combat. Là, je parle de la Rahba qui existait à Jijel. Elle ressemble au wast eddar (centre de la maison) mais en plus vaste. Elle a plus de fonctions. Il y a une dimension parathéâtral dans la Rahba », a-t-il dit.
Citant l’historien français Jean-Pierre Vernant, auteur du livre « Les Origines de la pensée grecque », il a estimé que dans l’agora, il existait une forme de « théâtralisation de la parole publique ».
« L’agora ressemblait au parlement de nos jours où l’on discutait des questions de la vie. Dans cette assemblée, on préparait la prise de parole la veille. C’était une manière de théâtraliser le dialogue et l’expression des opinions. Il existait un souci chez les gens du théâtre depuis longtemps, celui de briser les murs et d’atténuer de « la tyrannie » du texte et de la mise en scène. Il s’agit de transmettre la vie vers le théâtre, pas le contraire », a dit Fayçal Lahmar.
Le maréchal Randon avait interdit le garagouz
Brahim Noual, enseignant à l’ISMAS, a, pour sa part, souligné que durant la colonisation française de l’Algérie (1830-1962), les autorités militaires étaient allergiques aux formes populaires d’expression théâtrales. « En 1847, le Maréchal Randon a interdit le garagouz, les ombres chinoises, le goual et toutes les autres formes parce qu’il avait constaté qu’ils dénigraient l’occupation française. C’était une résistance spirituelle et culturelle », a-t-il dit. Le maréchal César Alexandre Randon était gouverneur de l’Algérie de 1851 à 1858.
Evoquant le cérémonial de Ayred célébré à Beni Snous, à Tlemcen, il a estimé qu’il s’agit d’une forme populaire qui se rapproche plus du carnaval que du théâtre et qui est présente dans l’espace ouvert sans séparation entre les participants et les spectateurs. Brahim Noual a souhaité que le séminaire de Djelfa sorte avec un « Manifeste sur la forja populaire ».
La cérémonie de « La fête des fèves » était célébrée à Alger
Abdelnacer Khellaf, critique et directeur du Théâtre régional Ahmed Benbouzid de Djelfa, s’est intéressé, pour sa part, au cérémonial de « Aid el foul » (la fête des fèves) à travers le regard du peintre orientaliste français Eugène Fromentin, évoqué dans son livre « Une année dans le Sahel », paru en 1858. « La fête des fèves était célébrée le mois d’avril de chaque année par les femmes morisques, noires ou kabyles. À Alger, les gens descendaient à la plage pour les célébrations accompagnés de musiciens ayant la peau noire », a précisé Abdelnacer Khellaf.
Le 14 mai 1916, l’Echo d’Alger, journal colonialiste français écrivait à ce propos : « C’était hier la fête des fèves. Chaque année, depuis des siècles, les nègres habitants Alger se réunissent à la même époque, au moment où les fèves sont abodantes pour célébrer sur un point de la plage d’El Hamma une cérémonie rituelle qui leur est propre et dont la principale partie est le sacrifice d’un jeune boeuf ».
Citant Eugène Frometin, Abdelnacer Khellaf a indiqué que la fête des fèves était liée à la saison agricole. »Fromentin s’est interrogé dans son livre sur l’intérêt porté aux fèves. Pour lui, cette cérémonie était religieuse avec le sacrifice d’un boeuf noire. La fête commençait le matin à côté du mausolée d’un marabout dont il n’a pas cité le nom. Une fête africaine, selon lui. Frometin a dessiné un tableau en noir et blanc. Il a indiqué que de 2000 à 3000 spectateurs assistaient à la fête, la plupart noire de peau », a-t-il noté.
Et d’ajouter : « Des plats étaient préparés sur place. Les gens dansaient sur la plage pendant plus de douze heures sur une musique mêlant karkabou au tbel et la ghaita. L’écrivain français a qualifié le sacrifice du bœuf comme un acte barbare. Et, il a rapporté que les femmes couvraient leur visage avec le sang de la bête sacrifiée. La fête des fèves est, pour lui, une cérémonie par les femmes et pour les femmes. Le sang mêlé à l’eau était versé dans une fontaine appelé « Lala Hawa ». C’était une forme de Catharsis et de forja populaire ».
« Le voyage du printemps en Algérie »
Abdelnacer Khellaf a toujours défendu l’idée que théâtre se déroule dans les espaces publics ouverts pour raviver la tradition de la forja. Il a regretté que la forja ait été transmise oralement au fil du temps. « Certains anthropologues et voyageurs occidentaux ont écrit sur ces formes théâtrales populaires mais à leur manière avec le regard condescendant de la centralité européenne. Les rites et les formes parathéâtrales font partie de notre identité culturelle. Ils ont été ignorés dans les études sur le théâtre en Algérie », a-t-il dit.
Hamza Djaballah, chercheur spécialisé en scénographie et inspecteur général au ministère de la Culture et des Arts, a, de son côté, évoqué l’importance de l’espace dans la construction de la scénographie pour les spectacles de théâtre. « En Algérie, les gens de théâtre ont convoqué les formes de la forja populaire dans la composition de leurs pièces. Il n’y a qu’a citer la pièce « El Mechdali » de Omar Fetmouche. Une pièce qui évoque la vie du mathématicien Mechdali Zouaoui (المشدلي زواوي في تلمسان) à travers une chronologie narrative sur cette personnalité avec tout ce qu’elle porte comme héritage culturel populaire », a-t-il relevé.
Cette pièce a été écrite par Djamil Aissani et produite par le Théâtre régional de Béjaïa en 2012. Originaire de Béjaïa, El Mechdali s’est établi à Tlemcen au XVème siècle avant de rejoindre Le Caire pour enseigner la théologie à l’université d’El Azhar, après avoir séjourné en Tunisie, au Liban, en Syrie, en Palestine et à La Mecque. « La halqa était présente dans la scénographie de ce spectacle. Autant que les costumes du goual », a-t-il précisé.
Ayoub Asli, chercheur et universitaire, a, de son côté, souligné que l’Algérie était durant les XIX et XX èmes siècles la destination de nombreux voyageurs arabes et européens. « L’écrivain et voyageur égyptien Chérif Hatata, qui était militant de gauche, époux de l’activiste Nawel Saadaoui, s’est rendu en Algérie en 1964 et écrit le livre « Rihlat al rabie ila al jazair » (le voyage du printemps en Algérie), publié en deux tomes au Caire en 1965. Il a consacré un chapitre au théâtre après avoir rencontré Mustapha Kateb qui était alors directeur du Théâtre national algérien (TNA). Il l’a décrit comme un homme calme et rigoureux. Il a évoqué la contribution de Mustapha Kateb au théâtre amateur et à la nationalisation du théâtre algérien après l’indépendance du pays », a relevé Ayoub Asli.
Les Zaouia, les manuscrits et les récits de voyage
Chérif Hatata a, selon lui, souligné que le théâtre algérien était divisé en deux écoles, celle qui plaide pour un théâtre social proche de la population et celle qui défend un théâtre élitiste nourri de pensées européennes. « Mustapha Kateb lui a confié que le théâtre algérien s’est appuyé sur le patrimoine culturel populaire que 132 ans de colonisation française n’a pas pu effacer », a-t-il dit.Yacine Abed, universitaire et actuel directeur de la Culture et des Arts à Djelfa, a souligné l’importance des manuscrits conservés dans les Zaouia dans la transmission de la culture populaire et le patrimoine écrit. « Ces manuscrits, conservés dans les armoires populaires, étaient une référence pour les écrivains-voyageurs. Les Zaouia ont joué un grand rôle dans la conservation de ce patrimoine. Le colonisateur français avait ciblé les manuscrits en les brûlant ou en les pillant », a-t-il relevé.
Il a cité certains auteurs algériens de récits de voyage qui se sont référés aux vieux manuscrits à l’image de Belkacem El Hafnaoui qui a écrit le livre « »تعريف الخلف برجال السلف » (Faire connaitre les ascendants à leurs descendants), d’Abi Salem El Ayachi et de Cheikh Senouci. « La plupart des écrivains voyageurs se déplaçaient en quête de savoir et de connaissances. Les Zaouia étaient des lieux où ils rencontraient les savants et les religieux. Des Zaouia ont donc su sauvegarder avec précaution leurs travaux », a noté Yacine Abed. Il a évoqué le rôle de la codicologie (étude des manuscrits) dans la classification et l’inventaire de ces documents précieux.
Nouari Ben Haniche, universitaire, a salué, de son côté, la tenue du séminaire à Djelfa qui contribue à la réhabilitation des formes de la forja populaire en Algérie. « Des formes qui tendent à disparaître. Les rites, les cérémonies et les fêtes sont les preuves de l’existence d’un peuple. Ces formes diffèrent d’un peuple à un autre, selon l’identité culturelle. Les cérémonies et les espaces de leur expression sont créés par les sociétés à la faveur de fêtes liées à des croyances ou à des religions », a-t-il expliqué. Selon lui, les changements technologiques ont limité la participation des individus à des actions collectives ou à des rassemblements festifs qui, par le passé, étaient organisés dans les marchés ou cafés populaires. « La participation à ces formes d’expression en groupe renforce le sentiment de sécurité collective chez les personnes « , a-t-il relevé.