Une entreprise israélienne ultra-secrète manipule les opinions, crée des fake news, tente d’influencer les élections en Afrique, selon une enquête du consortium Forbidden Stories.
Ce consortium est constitué d’un réseau de journalistes « dont la mission est de protéger, poursuivre et publier le travail d’autres journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés ».
« Team Jorge » : révélation sur les manipulations d’une officine de désinformation » est l’intitulé de cette enquête publiée sur le site de Forbidden stories (les histoires interdites) et menée par une centaine de journalistes d’une trentaine de médias partenaires (Le Monde, El Pais, The Observer, The Guardian, Die Zeit, Haaretz, RTS, Tempo, etc). « Une plongée inédite au cœur d’un monde où s’entremêlent armée de trolls, cyber espionnage et jeux d’influence », est-il précisé.
Les enquêteurs rappellent au début l’exemple de la société britannique Cambridge Analytica qui, en 2018, a « recueilli puis analysé et utilisé les données personnelles de près de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, à leur insu, à des fins de ciblage politique ».
Cambridge Analytica a été accusée d’avoir manipulé ou tenté de manipuler de nombreuses élections, « contribuant à la victoire de Donald Trump en 2016 aux États-Unis et au vote en faveur du Brexit en Angleterre ».
« De mystérieux pirates »
« Dans les témoignages anonymes publiés dans la presse britannique en 2018, d’anciens salariés décrivent des « hackers israéliens » débarquant dans les locaux de l’entreprise avec des clés USB chargés de mails privés d’hommes politiques piratés (…) De ces mystérieux pirates, le scandale Cambridge Analytica a révélé l’existence et les méthodes. Mais de leur identité, rien n’a jamais été divulgué. Derrière ces » hackers israéliens « , les employés de Cambridge Analytica désignent-ils d’ailleurs les mêmes personnes ou la même structure ? Aucun des articles consacrés à l’affaire, à l’époque des révélations, n’est parvenu à percer l’anonymat de ces sous-traitants de l’ombre très discrets, ni même mentionné une société en particulier », indiquent les enquêteurs.
Dans des mails, Alexander James Nix, patron de Cambridge Analytica, utilisait ce qui semblait être un pseudo pour désigner le boss de la structure israélienne ultra-secrète : » Jorge « . Pendant plus de six mois, les journalistes d’investigation de Forbidden Stories ont enquêté et suivi la piste de « Jorge », à la faveur du projet « Story Killers » (tueurs d’histoires).
« Un projet qui dévoile une industrie usant de toutes les armes à sa disposition pour manipuler les médias et l’opinion publique, aux dépens de l’information et de la démocratie », est-il noté.
En 2022, les journalistes de Forbidden Stories ont retrouvé » Jorge « . « Le » consultant » israélien aux méthodes douteuses utilise toujours le même pseudo et continue de vendre ses services d’influence et de manipulation au plus offrant. Ses outils se sont adaptés aux évolutions technologiques. L’intelligence artificielle écrit désormais des posts viraux à la demande. Et le piratage à distance de comptes Telegram a enrichi le catalogue du mystérieux entrepreneur », est-il relevé.
Une mission à six millions d’euros
Un journaliste de Radio France se fait passer pour un intermédiaire d’un dirigeant africain, « désireux de décaler, voire de faire annuler, des élections » contacte ce « consultant » israélien. « La mission est estimée à 6 millions d’euros par le consultant, toujours aussi mystérieux qu’à l’époque de Cambridge Analytica. Jamais, pendant plus de trois heures de discussion via Zoom, il ne montrera son visage ni ne dévoilera le nom de son entreprise », est-il noté.
Le journaliste est rejoint par d’autres confrères qui se font passer pour des « clients » et qui prennent des rendez-vous en ligne et dans le bureau avec « Jorge ». « Nous fournissons un service, principalement du renseignement et de l’influence. Ce sont nos compétences de base « , explique-t-il en guise de préambule. En dehors de ces « capacités technologiques « , » Jorge » peut aussi » construire un récit « , qu’il s’agira ensuite de propager », est-il noté.
« Le vendeur d’influence se vante d’avoir travaillé sur « 33 campagnes présidentielles, dont 27 ont été couronnées de succès » – une estimation difficilement vérifiable. Plus prudent que son bagout de vendeur ne le laisse paraître, il ne donne aucune indication précise permettant d’identifier ses clients, préférant se limiter à des anecdotes dignes de film d’espionnage et lister l’impressionnant éventail de ses services : catalogue de bots, propagation de fausses informations, hacking d’adversaires… », est-il ajouté.
La chaîne BFMTV « influencée »
» Jorge » s’est vanté d’influencer la chaîne d’information française BFMTV, propriété de l’homme d’affaires franco-israélien Patrick Drahi, à travers un intermédiaire, Jean-Pierre Duthion, un lobbyiste présenté comme « un mercenaire de la désinformation ».
Cet ancien producteur exécutif de l’émission « Du côté de chez vous » que diffusait la chaîne TF1, « informait » le journaliste franco-marocain Rachid M’Barki, qui passait des « news » dans le journal de la nuit de BFMTV, sans passer par la rédaction en chef. Rachid M’Barki est suspendu depuis la mi-janvier 2023. Au début du conflit en 2011, Jean-Pierre Duthion était basé en Syrie où il « informait » et « guidait » les médias occidentaux sur « le terrain ».
Selon Forbidden stories, « Jorge » dispose « pour diffuser les histoires favorables à ses clients », d’une armée d’avatars enregistrés et pilotés sur une plateforme en ligne, des faux comptes.
« Cet outil, introuvable sur le web, porte un nom : AIMS pour » Advanced Impact Media Solutions » ; en français, » Solutions médiatiques à impact avancé » (…) En 2022, il dispose d’un catalogue de plus de 30.000 profils automatisés de personnes virtuelles possédant de comptes bien réels sur Facebook, Twitter, Instagram, Amazon, Bitcoin… Ces faux individus sont utilisés par « Jorge » pour poster en rafale des commentaires sur les réseaux sociaux, faire monter une polémique et même – selon lui – commander des sextoys sur Amazon, à l’instar de l’avatar Shannon Aiken. Derrière le profil d’une jolie blonde, une arme redoutable qui aurait servi à envoyer un sulfureux colis au domicile d’un adversaire politique, laissant sa femme s’imaginer un adultère », est-il révélé.
L’affaire Tomás Zerón
Les enquêteurs ont publié des exemples de « campagnes de désinformation » menées par Jorge. « Au Royaume-Uni, à l’automne 2021, les avatars AIMS s’en prennent vertement à l’agence de sécurité sanitaire britannique. Son tort ? Avoir ouvert une enquête sur un laboratoire accusé d’avoir fourni environ 43 000 faux résultats négatifs de test Covid 19 à ses patients.
Le groupe propriétaire de ce laboratoire a réfuté tout lien avec « Jorge », arguant n’avoir jamais eu vent de son existence.. En 2020, ces mêmes avatars participent à une violente campagne de dénigrement contre l’homme d’affaires de hong-kongais George Chang, propriétaire de 90 % du port de Panama. La même année, l’armée de bots « AIMS » vole au secours d’un ancien haut fonctionnaire mexicain, sous le coup d’un mandat d’arrêt international, Tomás Zerón », est-il détaillé.
Ex-directeur de l’agence chargée des enquêtes criminelles au Mexique, de 2013 à 2016, Tomás Zerón est accusé, selon la même source, d’enlèvement, de torture et de falsification de preuves dans l’enquête sur la disparition de 43 étudiants en septembre 2014, à Iguala dans le sud du pays.
Ces étudiants avaient été victimes de l’embuscade de leurs bus, alors qu’ils se rendaient à une manifestation anti-gouvernementale à Mexico. Cette affaire relève d’un scandale d’Etat au Mexique et une centaine de militaires et de policiers ont été arrêtés en 2018, après le changement du pouvoir politique.
« Impliqué dans l’acquisition du logiciel espion Pegasus par les autorités mexicaines, Tomás Zerón est aujourd’hui en fuite en Israël, qui refuse de l’extrader. Mais pour les bots (robots informatiques) créés par Jorge, ces accusations ne constituent qu’une campagne orchestrée à l’encontre d’un « innocent » par le « président corrompu » du Mexique, Andrés Manuel López Obrador », est-il indiqué.
Création de contenu par l’intelligence artificielle
Forbidden stories rapporte que l’outil AIMS ne se contente pas de fournir des avatars: « Dans sa dernière version présentée aux journalistes infiltrés, il propose aussi de créer du contenu automatisé. À partir de mots clés donnés, l’intelligence artificielle peut désormais accoucher en quelques secondes de posts massifs, mettre en ligne des articles, des commentaires ou des tweets, dans la langue de son choix, avec un ton » positif « , » négatif » ou » neutre » ».
Un exemple est cité : « après avoir rapidement entré les mots » Tchad « , » président « , » frère » et » Déby « , » Jorge » demande à l’intelligence artificielle, en présence des reporters infiltrés, de produire dix tweets négatifs sur le pouvoir tchadien. 12 secondes plus tard, les messages apparaissent : « Trop c’est trop, nous devons mettre fin à l’incompétence et au népotisme du président du Tchad, frère Deby « , » Le peuple tchadien a suffisamment souffert sous le règne du président Frère Deby « .
Les enquêteurs démontrent aussi comment « Jorge » prend le contrôle de messageries privées de hauts responsables africains (Gmail, Telegram, etc) sans que les vrais utilisateurs ne s’en rendent compte. Ils continuent alors à utiliser leurs messageries en toute confiance tout en étant « sous contrôle ».
En hommage à la journaliste indienne Gauri Lankesh
L’équipe de Forbidden stories a enquêté pendant des mois pour découvrir la véritable identité de « Jorge ». Il s’agit de Tal Hanan, PDG de Demoman International. Il est assisté notamment de Mashi Meidan et de Shuki Friedman, des anciens du Shin Bet, service de renseignement intérieur israélien. Tal Hanan aurait travaillé avec l’ancien secrétaire d’Etat adjoint du président américain George W. Bush, Roger Noriega, sur le Venezuela.
Les enquêteurs ont précisé avoir mené ces investigations pour compléter le travail de la journaliste indienne Gauri Lankesh, assassinée en 2017 à cause de sa dénonciation des « fausses informations » et des « usines à mensonges », oeuvres de nationalistes extrémistes hindoues.